apoplexie ancestrale

Mourir de et « soigner » l’apoplexie : retour sur un fléau ancestral

Quand on parcourt les vieux registres d’état civil, un mot revient souvent, presque insidieusement : apoplexie. Un terme aujourd’hui tombé en désuétude, mais qui semble avoir emporté dans sa chute une bonne part de nos ancêtres… et pas seulement les plus anonymes. Car si l’on en croit les causes de décès glanées dans les livres d’histoire comme dans les pages jaunies des archives, l’apoplexie ne faisait pas de jaloux.

Diderot ? Apoplexie. Beaumarchais ? Apoplexie. Rousseau ? Lui aussi.
Même Flaubert, dont les phrases interminables auront eu raison de la patience de générations d’étudiants, n’a pas survécu à une attaque apoplectique (ce qui ne l’a pas empêché d’achever L’Éducation sentimentale, hélas).
Stendhal ? Encore l’apoplexie. Dostoïevski ? Vous devinez la suite.

Le mal semblait affectionner les hommes de lettres. Peut-être est-ce là le revers du génie, ou d’un ego mal irrigué. Dans tous les cas, ces illustres esprits nous rappellent qu’être une coqueluche mondaine n’immunisait pas contre les causes de décès les plus brutales.

Mais ce serait une erreur de croire que cette affection frappait seulement les salons feutrés des intellectuels. Alors que j’indexais les registres d’une petite commune rurale du canton de Genève (Collex-Bossy, pour ne pas la nommer) on découvre que l’apoplexie emportait aussi les jardiniers, les ménagères… bref, tout le monde. Deux décès, à moins de deux mois d’intervalle, deux individus de moins de soixante ans, foudroyés par l’apoplexie (que l’acte de décès spécifie comme étant « cérébrale »). Une série noire ? Peut-être. Une réalité sanitaire ? Certainement.

Et c’est là que tout passionné, aussi bien néophyte qu’érudit, si confronté à une étrange série funeste, commence à s’interroger : qu’est-ce que l’apoplexie, au juste ? Était-ce une maladie ? Un mot fourre-tout ? Un simple constat d’impuissance médicale ? Et surtout, comment tentait-on de la soigner ?

C’est ce que nous allons explorer dans cet article, où il sera question de diagnostics flous, de remèdes folkloriques et de la fragilité de nos ancêtres, qu’ils soient écrivains à perruque poudrée ou cultivateurs en sabots.

Définir l’apoplexie : mettre les bons mots sur les bons maux

Avant de devenir une expression un brin surannée, voire vaudevillesque, l’apoplexie fut longtemps une cause de décès bien réelle et redoutée. On la croise souvent dans les registres paroissiaux ou les actes d’état civil, inscrite sans fioriture : « décédé d’apoplexie ». Trois mots, pas un de plus. Pas de contexte, pas de précisions. Mystère complet.

Mais qu’est-ce que c’était, exactement ? Eh bien, avant de spéculer, il faut savoir précisément de quoi l’on parle.

Ayant grâce à ma khâgne (malheureusement lointaine) un passé d’helléniste, j’ai le réflexe barbant de systématiquement chercher l’étymologie des mots nébuleux que je croise. Et autant dire que dans le cas d’apoplexie, je n’ai pas été déçue. Comme bien des termes médicaux, on lui trouve des racines grecques, issue directement du verbe « apoplêssō » (ou, pour les puristes, « ἀποπλήσσω »), qui peut, comme beaucoup de verbes grecs, se se traduire de plusieurs façons. Ici, les traductions les plus courantes sont « frapper de stupeur », « frapper de côté », ou encore « faire tomber en frappant ».

Mais quelle que soit la traduction choisie, on retrouve dans tous les cas cette image assez parlante d’un corps qui s’effondre soudainement, comme frappé par un coup invisible. Le mot est ensuite passé dans le latin médical, puis dans le français, et s’est imposé comme un terme générique désignant toute perte soudaine de conscience ou de motricité.

Aujourd’hui, aucun ouvrage de médecine moderne n’emploie ce terme. L’apoplexie a disparu du vocabulaire scientifique, remplacée par des diagnostics bien plus précis. Mais jusqu’à la toute fin du XIXe siècle, le mot était encore partout, aussi bien dans les certificats médicaux que dans les récits littéraires. Et pour cause : à l’époque, on appelait « apoplexie » à peu près tout ce qui ressemblait à une perte brutale de connaissance, avec ou sans issue fatale.

Pour faire simple : si une personne s’effondrait sans raison visible, c’était de l’apoplexie. Si elle mourait dans la foulée, c’était aussi de l’apoplexie. Et si elle se relevait une heure plus tard pour aller bêcher son champ ? Encore et toujours de l’apoplexie. C’est dire si le terme était un véritable fourre-tout, alors qu’aujourd’hui, on classerait dans cette catégorie des troubles très divers : crises épileptiques, accidents cérébraux, malaises cardiaques, syncope due à une chute de tension… voire même des évanouissements sans cause physiologique précise. Mais à l’époque, le cerveau restait un territoire inconnu, et la médecine, faute de comprendre, rangeait tous ces événements dans la même case.

Plus surprenant encore : certains actes mentionnent même des personnes « ayant des tendances à l’apoplexie » , un peu comme on dit aujourd’hui qu’on a « le cœur fragile » ou « le sang qui fait des siennes ». Ces individus, pourtant, continuaient à vivre, à marcher, à travailler, voire à parcourir des kilomètres à pied. Il est donc peu probable qu’ils aient été sujets à des AVC répétés sans séquelles. On peut raisonnablement penser qu’on désignait ici des formes d’épilepsie, de troubles neurologiques ou de simples malaises vagaux, aussi spectaculaires que bénins.

Mais alors, face à ce mal insaisissable, comment réagir ? Que faire lorsque quelqu’un tombait raide, les yeux révulsés, au coin du feu ou sur le bord d’un sentier ? Une chose est certaine : la médecine d’autrefois manquait peut-être de pétrole, mais certainement pas d’idées. Vous avez beau être adepte des remèdes de grand-mère, vous n’en serez pas moins surpris par l’imagination thérapeutique de certains.

Recettes miracles et remèdes d’archives : l’apoplexie à la sauce d’antan

Face à l’apoplexie, ce mal soudain, souvent foudroyant, et surtout profondément mystérieux pour les médecins de l’époque, la médecine se retrouvait bien souvent démunie. Aucune pestilence à accuser, aucun os à remettre, aucune plaie à panser. Juste un corps qui s’effondre sans prévenir. Dès lors, tout ce qui pouvait faire réagir le malade était tenté, dans l’espoir qu’il retrouve ses esprits, ou du moins qu’il donne un signe de vie.

On commence bien sûr par les grands classiques : la saignée, pour purger les humeurs jugées responsables du dérèglement. Puis, si cela ne suffisait pas (et c’était souvent le cas), on sortait l’arsenal : ventouses brûlantes, cataplasmes irritants, frictions violentes, ou encore décoctions et élixirs de plantes dont l’efficacité tenait autant de la recette que du miracle. Il fallait choquer l’organisme, le forcer à réagir. Rendre l’inconscience impossible en provoquant des sensations plus puissantes encore.

Mais le plus étonnant, c’est que cette avalanche de traitements n’était pas réservée aux nobles ou aux lettrés. On la retrouve aussi dans les campagnes reculées, dans les maisons modestes, à travers des remèdes transmis de bouche à oreille, souvent sans base scientifique mais chargés de foi et d’ingéniosité populaire.

C’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi, en bannière de cet article, une nature morte du peintre autrichien Carl Schuch, sobrement intitulée Stilleben mit Porreebündel, Käseglocke und Äpfeln, et que vous pouvez retrouver exposé au Musée National de Varsovie. Non pas par amour inavoué pour les allures nobles du poireau sur fond sombre (même si je lui reconnais un charme indéniable), mais bien parce que cette image est un indice : le poireau y tient le rôle principal, tout comme dans un remède surprenant, retrouvé dans les archives paroissiales de Marsonnas, dans l’Ain, daté de 1664.

Ce remède est rapporté par un certain Alain Gayet, qui l’a partagé dans la rubrique “Archives insolites” de Geneanet. Et il mérite d’être savouré tel qu’il fut rédigé il y a de ça plus de quatre siècles :

Vous n’arrivez pas à lire ? Rien de grave, la paléographie, ce n’est pas inné, surtout avec une image un peu floue ! Laissez-moi donc retranscrire ce gentil remède et l’écrire en français moderne, rien que pour vous:

“Faut faire un bon feu, aupres duquel vous ferez assoir le malade.
Vous ferez chauffer tant soit peu ou tiedir de l’huile d’olif, et prendre un poireau duquel vous couperez la racine et tremperez la teste dans l’huile d’olif pour le fourrez et mettre tant avant que vous pourrez dans le gosier du malade et vous verrez qu’il vomira beaucoup et reviendra à soy mesme.
Il le faudra neant moings veiller affin de reiterer le remede au cas qu’il retombe et mesme faire des evacuation comme seignée, evantouse, au cas que le remede ne reussisse pas.”

« Il faut faire un bon feu, près duquel on fera asseoir le malade.
On fera chauffer légèrement ou tiédir de l’huile d’olive, puis on prendra un poireau dont on coupera la racine.
On trempera la tête du poireau dans l’huile d’olive, et on l’introduira aussi profondément que possible dans la gorge du malade. Vous verrez alors qu’il vomira abondamment et reviendra à lui.
Il faudra néanmoins rester vigilant, afin de répéter le remède si jamais il rechute, et même procéder à des évacuations (comme une saignée ou une ventouse) si le remède ne fonctionne pas. »

Quelqu’un qui n’est que peu habitué aux archives sera sans doute incapable de dire ce qui le perturbe le plus : l’absence totale de ponctuation, ou bien ce remède totalement expérimental, enfoncé dans la gorge du malade, au mépris de toute bienséance… ou réflexe nauséeux.

Cette recette, aussi brutale qu’inventive, nous en dit long sur l’urgence des gestes d’autrefois. Quand on ne sait pas d’où vient le mal, ni comment l’enrayer, on improvise avec ce qu’on a. Et parfois, ce qu’on a, c’est un poireau, un feu vif, un peu d’huile, et beaucoup d’espoir.

Impossible de savoir si ce traitement a effectivement sauvé qui que ce soit. Peut-être qu’il réveillait les plus solides, ou qu’il achevait les plus affaiblis. Peut-être qu’il n’a été tenté qu’une seule fois, dans un élan de panique ou de foi rurale. Mais il a eu le mérite de rester dans les archives, et de nous rappeler que la médecine du passé n’était pas tant une science qu’un théâtre d’intuition, d’audace, et d’un brin de désespoir.

Et entre deux saignées et une ventouse mal placée, on devine derrière ces gestes des mains tremblantes, des familles inquiètes, et une volonté farouche de ramener à la vie coûte que coûte. Même si cela devait passer par un poireau.

L’apoplexie, fourre-tout tragicomique de la petite Histoire

Ces quelques mots griffonnés dans les registres, “mort par apoplexie”, auraient pu n’être qu’un détail clinique, une cause de décès parmi d’autres. Mais en les confrontant à d’autres occurrences, à des remèdes oubliés, à des vies banales ou bouleversées, on devine tout un monde : celui des croyances, des savoirs incertains, des routines villageoises et des peurs bien humaines.

Car au fond, la généalogie, ce n’est pas seulement suivre des lignées. C’est aussi lire entre les lignes. Dans les marges des actes, dans les silences des formules toutes faites, dans les petits sursauts absurdes d’un quotidien révolu. Et parfois, c’est là, précisément là, que l’Histoire devient vivante.

D’ailleurs, en parlant d’histoire étrange… il y en a une, trouvée au détour d’un registre de 1793, qui m’a laissée bouche bée. Une affaire d’apoplexie, de vaisselle, et d’un colporteur qui n’aurait jamais imaginé connaître une fin digne du burlesque de Chaplin. Mais patience : chaque chose en son temps, et chaque mort insolite aura bientôt son heure de gloire.

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